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Haiti : problèmes politiques


février 2002

Démolir la présidence haïtienne

est une fausse bonne idée

Pierre Rodrigue Saint-Paul

directeur de "Haïti Échanges"

"Je pense que les élections de décembre 1990 (en Haïti) constituent... une véritable révolution: pour la première fois, une population habituellement marginalisée, analphabète à 85%, s'est déplacée massivement pour voter, c'est-à-dire participer à la vie politique du pays" (Béatrice Pouligny, in "La crise d'Haïti, 1991-1996", Cedin-Paris I, Montchrestien) Béatrice Pouligny est chercheur au Centre d'Etudes et de Recherches Internationales (CERI - Sciences Po.), Paris, France

 

Une campagne médiatique de démolition est systématiquement orchestrée contre la personne et la fonction du président d'Haïti. Le quotidien français, Le Monde (Le Monde du 31 janvier 2002), par exemple, a publié une pleine page intitulée "les déçus d'Aristide". Dix-huit témoins à charge ont été convoqués pour accabler le Chef d'Etat haïtien. Ceux qui ne s'exécutent pas assez vite, comme Danielle Mitterrand, Christophe Wargny, Ignacio Ramonet, sont moqués par Paul Cozygon qui se félicite d'avoir fait le bon choix en créant, dès 1986, sa propre organisation politique en Haïti.

Ce procès, sans appel et non-contradictoire, ne nous parait ni équitable, ni constructif. Nous avons examiné les chefs d'accusation et décidé d'apporter notre propre contribution. Il nous semble utile de rappeler qu'il peut exister une autre lecture de la problématique haïtienne. Et que le sort de la nation haïtienne mérite un vrai débat, au lieu de simples clichés médiatiquement corrects.

Comprendre la "crise" haïtienne

De son entrée en politique contre Duvalier au milieu des années 80, à ce jour, Jean Bertrand Aristide s'est heurté à deux types d'adversaires. D'abord les éléments les plus endurcis des milieux conservateurs haïtiens mécontents d'avoir perdu le contrôle social et politique exercé sur les masses populaires depuis deux cents ans. Ils ont réagi, naturellement, par des massacres, des coups d'Etat, des assassinats et tentatives d'assassinats.

Après l'arrivée au pouvoir d'Aristide, aux élections de 1990, un autre type d'adversaires apparait qui allaient devenir "les déçus d'Aristide". Ils sont issus de groupes politiques, traditionnellement opposés à la dictature des duvalier, mais sans influence au sein des masses. Dans les premiers temps, ils entourent le nouvel élu et participent au nouveau pouvoir. Leur tentative de dominer ce pouvoir allait provoquer la rupture de leur alliance avec Aristide.

L'incontournable popularité du leader lavalas se révèle un obstacle insurmontable. Si ces personnes étaient des politiques lucides et responsables, ils devraient logiquement se montrer réalistes, constructifs et patients. Ils auraient pu se concentrer sur leurs points forts, comme, par exemple, rehausser le niveau du système éducatif, compte tenu du nombre de "professeurs" présents parmi eux.

Les deux initiatives suivantes, visant au "renouvellement de la classe politique" révèlent les carences de l'intelligentsia politique haïtienne.

En effet l'Eglise catholique vient de décider de créer "l'Ecole de Formation politique Toussaint Louverture" pour promouvoir un nouveau système politique. Ce concept a été inventé par le professeur Italien Antonio Maria Baggio

Déjà au lendemain des élections du 21 mai 2000, des militants du secteur républicain américain, réunis à Rockville, avaient appelé à l'émergence de jeunes universitaires qui pourraient bénéficier d'un support financier d'institutions de la communauté internationale, estimant qu'il fallait une opposition de taille à Lavalas.

Contre toute logique, les opposants, ont choisi la politique brute de compter sur l'intervention étrangère, plutôt que sur le suffrage populaire, pour conquérir rapidement tout le pouvoir.

Un front du refus s'est ainsi constitué, regroupant ces deux courants, autour d'une vieille stratégie haïtienne éprouvée , mais stérile : "tous ensemble contre l'occupant du palais présidentiel". La liste des présidents qui s'y sont succédés, souvent pour un bref séjour, et pour rien, est impressionnante. Cette coalition refuse tout compromis avec le pouvoir Lavalas, n'envisage aucune solution haïtienne, au point que certains observateurs sont convaincus que cette prétendue "crise politique" n'est qu'un business très lucratif, une autre source de corruption. Comme cette opposition pèse d'un poids plutôt modeste dans les urnes, comme dans la rue, elle est réduite à lancer des appels pressants à la mise sous tutelle du pays des Haïtiens, à deux ans du bicentenaire de l'Indépendance.

Les griefs de l'opposition

Les critiques relayées par le quotidien français sont de deux natures: il y a des attaques personnelles et des critiques politiques.

Il est reproché à Aristide son mysticisme (il parle à Dieu), son vide intellectuel, son mariage, ses costumes, ses voitures, son enrichissement , et sa métamorphose politique. Les anecdotes, souvent calomnieuses, sur la vie spirituelle, psychologique, intellectuelle, familiale et sociale des hommes politiques, ne prennent jamais en compte les vraies causes de la condition du peuple haïtien.

L'argument, consistant à dire que Aristide a changé, appelle quelques commentaires. Il refllète une erreur d'appréciation sur les enjeux des événements socio-politiques qui ont abouti au renversement de la dictature des Duvalier en 1986, et ouvert la voie à l'accession de Jean Bertrand Aristide à la présidence d'Haïti en 1990.

La vision idyllique d'un Aristide "prophète", "messie", en somme angélique, qui pourrait gouverner sous la dictée d'une nouvelle oligarchie, était irréaliste.

Il est évident que Aristide devait écouter d'abord la voix des masses insurgées qui l'avaient choisi, consciemment, pour être le porte-parole de leurs ressentiments séculaires. Elles étaient le seul fondement sûr de son pouvoir. Des gens réalistes auraient dù mettre leurs capacités et leurs relations au service du peuple, et non tout faire pour saboter un gouvernement qu'ils n'arrivaient pas à dominer.

Nous allons voir tout de suite qui a gâché tous les espoirs suscités par la chûte de la dictature trentenaire de la famille Duvalier.

De la responsabilité d'Aristide dans

le gâchis national qui dure depuis 1986

On parle des dix années (1991-2001) de gouvernement Lavalas comme de dix années de malgouvernement. Ce mouvement aurait trahi ses promesses en n'apportant ni la démocratie, ni le développement économique. Examinons de plus près l'accusation.

a) Aristide est resté au pouvoir pendant 7 mois (février 91-septembre 91),

b) Il est renversé par le coup d'Etat militaire de septembre 1991 et passe 3 ans en exil

c) Il revient au pouvoir en octobre 1994, sous occupation étrangère, et ne peut postuler un nouveau mandat

d) Le mouvement Lavalas gagne encore une fois les élections présidentielles et législatives de 1995. René Préval devient le nouveau président (février 1996-février 2001)

C'est alors qu'une partie des élus, bénéficiaires de l'investiture Lavalas, croient le moment venu de se débarrasser de Jean-Bertrand Aristide. Ce dernier se trouvait écarté du pouvoir officiel par une disposition constitutionnelle qui interdit à un président de postuler immédiatement un second mandat.

Jetant au panier leur mandat lavalassien, ces élus engagent des manoeuvres d'appareils pour contrôler les pouvoirs législatif et gouvernemental. Ils bloquent le vote des lois de ratification des accords internationaux de financement, pendant que le pays doit payer les intérêts des sommes retenues par les prêteurs internationaux. Ils refusent de ratifier tous les premiers ministres proposés par le nouveau Président. Ce blocage administratif et financier a aggravé la destruction de l'économie haïtienne déjà entamée par les exactions des militaires et l'embargo international.

Pouligny indique que pendant la période du coup d'Etat, "un pourcetage élevé de la population rurale est concernée par la répression; or c'est sur elle que continue à reposer largement l'activité économique du pays, l'agriculture représentant encore un pourcentage élevé du PIB. Les Haïtiens n'ont pu cultiver la terre pendant trois ans alors que les structures d'organisation collective de la production ne pouvaient fonctionner. Deuxième conséquence économique du coup d'Etat: un embargo mal appliqué n'a fait qu'accentuer la misère.... On estime que, durant cette période, le PIB réel a diminué de 30%."

Cette "crise" va durer jusqu'en janvier 1999, terme de la 46ème législature. Conformément à l'article 111-8 de la constitution: " En aucun cas, la Chambre des Députés ou le Sénat ne peut être dissous ou ajourné, ni le mandat de leurs membres prorogé", Préval constate alors la caducité du parlement et s'oriente vers de nouvelles élections générales. Nouvelle erreur d'appréciation des ex-alliés de lavalas qui ont sous-estimé le poids politique de ce mouvement sur l'échiquier haïtien.

e) Enfin, malgré les pronostics des analystes étrangers et autochtones, Lavalas gagne facilement les élections de l'année 2000 et Aristide revient au pouvoir en février 2001. Malgré tout la crise se prolonge sans espoir d'une solution haïtienne.

Le pouvoir Lavalas a donc perdu 3 ans pour cause de coup d'Etat militaire, plus 1 an d'occupation étrangère, 3 ans de blocage de l'aide internationale, plus 1 an de sanctions économiques déclarées sous prétexte d'irrégularités électorales. Ainsi le pouvoir a été renversé, bloqué, assiégé, saboté, pendant huit années, sur les dix ans qu'on lui compte.

On a le droit de détester Jean Bertrand Aristide, mais on ne peut pas prétendre que ce dirigeant a eu le temps de causer tout ce gâchis.

Que veut-on pour laisser vivre et travailler le peuple haïtien?

L'opposition veut la disparition de l'obstacle Aristide et des organisations populaires lavalas. Elle demande une mise sous tutelle étrangère du pays des Haïtiens, à deux ans de la célébration du bicentenaire de son Indépendance. Elle réclame le renforcement de l'étranglement de l'économie haïtienne. Elle n'exprime aucune compassion pour les souffrances des pauvres.

Pour faire quoi? S'installer et jouer les "Granneg". En somme n'importe quoi, sauf collaborer avec Aristide! C'est simple, trop simple. Haïti a besoin d'une classe politique consciente du bien public connaissant l'art des compromis, des concessions, et de la négociation? Les amis étrangers de l'opposition, de même que l'Eglise catholique Haïtienne ont remarqué cette carence. Tous les deux envisagent de former cette nouvelle élite.

Les partenaires étrangers disent vouloir accompagner Haïti sur la voie de la démocratie, et du développement. Mais, dans la main tendue, on n'entend que le claquement du fouet des sanctions économiques. Ce qui nous rappelle de douloureux souvenirs.

Certes, dans le passé, les puissances étrangères ont profité de la faiblesse du peuple haïtien pour le maltraiter.

"De la fin du 19ème siècle au début du 20ème, Allemands, Anglais, Français et Américains étaient coutumiers de venir dans les eaux haïtiennes réclamer, sous la menace de leurs canonnières, des indemnités en compensation des dégats causés à leurs intérêts par nos turbulences politiques. En 1883, Louis Joseph Janvier estimait que quatre-vingt-millions de francs avaient été drainés des caisses publiques de cette façon, tandis que cent vingt millions supplémentaires avaient été versées à la France au titre de la dette haïtienne (Janvier 1883:17). Selon une estimation prudente, de 1879 à 1902, "belle époque des réclamations et des indemnités", deux millions et demi de dollars disparurent des réserves nationales pour tenir à distance les cannonières (Marcelin, in Joachin 1979 : 64" (voir Paul Farmer, Sida en Haïti, Kathala,1996)"

On aurait aimé croire que ces comportements appartiennent à des temps révolus.

Ce pays a un besoin urgent tranquillité et de moyens pour poser les bases d'une société vivable. Il est urgent de renforcer et de réformer son Etat et son administration publique, de mettre la population au travail, de fournir de la nourriture, de l'eau potable, de l'électricité, des routes, des soins de santé, des moyens d'alphabétisation, et d'éducation. Tous ces secteurs sont dans un état calamiteux. Et ce n'est pas en détruisant ce qu'il en reste qu'on va substituer le règne de la loi, à celui du chaos.

Dirions-nous que l'opposition contre Lavalas

c'est la démocratie contre la dictature ou vice versa?

Ce n'est pas honnête de poser le problème haïtien de cette façon! Cette démocratie éclairée, tolérante, sûre, que nous voulons implanter partout, est une plante qui mettra du temps à fleurir en terre haïtienne. La démocratie n'est jamais l'affaire d'un seul homme ou d'une fraction. Elle est une construction historique, matérielle, institutionnelle et culturelle. Désigner un ou quelques boucs émissaires est une propagande facile.

Imputer au pouvoir actuel tous les incidents et accidents déplorables, relève également de la propagande politicienne et non de la recherche de la vérité. Le développement du grand banditisme et l'affaiblissement de l'Etat, depuis 1986, voilà les réalités qui livrent la société haïtienne aux règlements de comptes, aux provocations, réactions et représailles incontrôlables. Tous les secteurs en sont victimes, surtout des citoyens ordinaires. Voilà seize ans que cette situation dure et s'aggrave de jour en jour.

Pour que le règne du droit advienne, l'Etat doit exister, se renforcer et se réformer progressivement. On ne peut à la fois le déstabiliser, lui lier les pieds et les mains et lui demander d'assurer le bon fonctionnement des services publics, notamment du service de la justice.Pouvons-nous enfin penser institutions et un peu moins personnes. C'est aux citoyens d'aider l'Etat à se renforcer et de le contraindre en même temps à se réformer. L'Etat n'est pas la chose d'un gouvernement. Il est la chose publique. Démolir, renverser les présidents, chaque fois qu'on est mécontent, ce n'est pas faire de la politique, mais régler ses querelles personnelles. On peut parfaitement être un opposant et participer à l'édification du bien public, en attendant son heure.

L'intervention étrangère, aux côtés de l'opposition, ne fait qu'empêcher la résolution de la "crise" haïtienne. Elle déstabilise le système politique haïtien, en le déséquilibrant. En introduisant un rapport de forces artificiel, elle dénie aux acteurs locaux la capacité d'inventer eux-mêmes leur propre compromis. C'est un grand tort. Car il n'existe pas un si grand fossé entre les politiciens d'Haïti. Pas de conflits ethniques. Une simple vendetta fratricide. Au lieu de souffler sur les braises, les "amis étrangers" devraient adopter un comportement impartial et réaliste. Une manifestation claire de la neutralité internationale calmerait certainement le jeu.

Sur le plan international, Haïti remplit les critères pour mériter le respect et la coopération. Elle ne viole en rien la sécurité collective régionale ou internationale. Elle ne pratique pas le génocide à l'intérieur de ses frontières qui justifierait une "intervention humanitaire". La courtoisie avec laquelle les missions étrangères et leurs conseils sont accueillis, malgré le mépris affiché par certains individus pour les lois haïtiennes, témoigne de la souplesse et du sens des responsabilités des dirigeants haïtiens.

Sur le plan national, la légitimité du gouvernement haïtien est indéniable. En tant que premier gouvernement librement élu, c'est même le plus légitime de tous les "gouvernements légitimes" de l'histoire d'Haïti, hormis ceux des pères fondateurs Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines.

Un apaisement des tensions, un rétablissement de la confiance, entre les Haïtiens, ferait un grand bien au pays. C'est d'ailleurs le meilleur moyen d'organiser le pluralisme politique. Mais cela ne peut être efficacement réalisé que par une prise de conscience des Haïtiens eux-mêmes, et une pression citoyenne en faveur d'un arrêt du massacre. Les Ponce-Pilate devraient se réveiller et parler. Le chantage économique, la subversion politique n'y suffiront pas. La démolition de la présidence actuelle, avant la fin du quinquennat, ne serait qu'un remake des turpitudes passées. Les dirigeants étrangers responsables ne devraient pas encourager les Haïtiens à sacrifier à leurs vieux démons.

En ces temps de mondialisation, Haïti, dans son état lamentable, ne pèse pas lourd. Ce n'est pas seulement son Etat ou ce qui en reste qui est un jouet entre les mains d'autrui. C'est le pays dans sa diversité qui n'est pas pris au sérieux. Les maîtres du monde n'ont plus d'illusion sur "la classe politique haïtienne". Haïti n'est qu'un cobaye pour les chimères du monde, un laboratoire de la misère et de la charité.

Un Etat stable jouissant de ses droits internationaux. Une opposition politique active et constructive. Une nation libre de s'organiser et de travailler pacifiquement. Ce sont les principes inscrits dans les lois constitutionnelles d'Haïti.

Cependant, de même qu'il est juste de prendre en compte les droits et devoirs de l'opposition reconnue, il est vital de ne pas négliger ceux des organisations populaires des quartiers pauvres des villes et des campagnes. Elles ont droit à des moyens matériels, politiques, et éducatifs accrus, pour pouvoir exercer leurs droits et devoirs constitutionnels dans de meilleures conditions. Elles ont payé cher le rétablissement de la démocratie, contre Duvalier et contre les militaristes. Le progrès et la consolidation de la démocratie en Haïti dépendront de la réalité de l'intégration dans la vie de la Nation de ceux qui ont été trop longtemps marginalisés. C'est même la question critique de la problématique haïtienne.

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